Peu après avoir pris la route, j’ai réalisé que je partais dans des conditions inhabituelles. J’étais conscient de partir pour une nouvelle grande aventure, comme je commence à en avoir l’habitude désormais, mais ce n’était pas, justement, comme d’habitude. Parce que déjà, je ne suis pas parti en avion. Il n’y avait pas d’heure précise pour être à l’aéroport, il n’y avait pas ces longs moments d’attente pour pouvoir courir au contrôle de sécurité. Je partais sans heure vraiment décidée. Je suis d’ailleurs parti une heure plus tard que prévue, le temps de gérer mes histoires d’assurance. Pas d’avion donc. Pas de « la moitié du monde traversée en une nuit horriblement inconfortable ». Non, de cela il n’y avait point. Et j’ai eu l’impression que c’était la première fois que je partais dans ces conditions. Pas d’objectif précis, pas de durée précise, c’est habituel. Mais pas d’avion ? Pourtant, je savais que je partais pour une grand aventure. Pas d’itinéraire précis, si ce n’est « rendu à la Méditerranée, tourne à droite… » oh… c’était donc ça…
Juillet 2010, j’avais rangé plein de boîtes en vrac dans mon Pourquoi Pas ?, avec dans l’idée de faire le tri plus tard, au fur et à mesure que j’avancerai et que je découvrirai l’inutilité de ces objets qui nous définissent… et qui finissent par nous posséder. Que d’aventures vécues depuis… que de routes parcourues, de continents explorés, de paysages admirés… et de gens rencontrés ! Que de vies vécues… que d’apprentissage, aussi !
Il y a presque 10 ans, je partais sans trop savoir ce qui m’attendait. C’était mon premier départ flou. Les années précédentes, j’avais rencontré ces voyageurs qui partaient pour des durées indéfinies, me demandant comment ils pouvaient bien s’en sortir. Où ils trouvaient l’argent, comment ils payaient tout ça… petit à petit, avec le temps, j’ai appris. J’ai appris cette équation qui est désormais l’une des plus importantes de mon mode de vie : moins on va vite, moins ça coûte cher. En partant avec le Pourquoi Pas ?, je réapprenais ma relation avec le temps. Maintenant que je suis aux commandes du Chamion, je n’ai pas à refaire cet apprentissage. Après trois mois à respecter des horaires, j’avance désormais à mon rythme. À ma vitesse.
Alors plutôt que de me précipiter vers l’Espagne, plutôt que me dire que mon voyage commencerait quand j’aurai traversé la frontière, j’ai décidé qu’il commencerait tout de suite. Que j’allais m’éloigner des axes principaux, et prendre mon temps. Je ne fêterai ni Noël ni le Nouvel An en Espagne. De toutes façons, je n’avais pas vraiment prévu de célébrer ni l’un ni l’autre, alors peut importe, au final, l’endroit où je serai.
Éloge de la lenteur. N’ayant aucune contrainte, amenant ma maison avec moi, je peux gérer mes journées de voyage… comme des journées parfaitement ordinaire. N’était-ce pas mon objectif depuis plusieurs années ? Faire de ma vie un voyage ?
Alors j’ai suivi le panneau Aigues-Mortes. Parce que là aussi, ma dernière visite dans le coin doit remonter à 3 décennies… mais il parait que c’est joli. Alors je suis allé vérifier. Après Nîmes le dernier samedi avant Noël, Aigues-Mortes le dernier dimanche avant Noël. Bon, c’est pas du tout la même catégorie.
De Aigues-Mortes, je me rappelais la tour Constance. Forcément, difficile d’oublier ce nom… mais je ne me rappelai pas du tout les remparts. Quelques rues piétonnes, quelques boutiques, un peu de touristes mais pas trop, une très belle ouverture sur les salins…
En fait, tout cela à un air de mini Saint Malo, version Méditerranée et sans les drapeaux québécois partout. Parce que oui, dans mes nombreuses explorations bretonnes, il y a eu Saint Malo ! Bon, d’accord, Saint Malo c’est plus beau. Et on paie pas pour aller sur les remparts !
Le tour d’Aigues-Mortes se fait quand même assez vite. Et la ville ne donne pas particulièrement envie de s’éterniser. Le vent y est peut être un peu pour quelque chose… toujours est-il que je n’ai pas envie de dormir dans la rue. La mer n’est pas très loin. Doux rêveur bercé d’illusions que je suis, je me dis que peut-être que j’arriverai à trouver un parking à côté de la plage, sans barre de hauteur ?
Je roule donc jusqu’au Grau-du-Roi, sans rien trouver. Je tente ma chance en explorant les rues du Grau-du-Roi en direction de Port Camargue. Je comprends vite que ça ne me mènera nul part. J’insiste un peu quand même, mais sans succès. L’ensemble fait plutôt bourge et les squatteurs ne sont pas les bienvenus. Je continue d’être persuadé qu’ils pourraient enlever les barres de hauteur sur les parkings en hiver, mais non. La côte, hors saison, qu’elle soit bretonne ou méditerranéenne, n’est pas plus accueillante. Je repars donc. Roule jusqu’à la Grande-Motte, où je repère des parkings sans barre de hauteur. C’est en ville, mais c’est mieux que rien. Et plus sympa. Je me dis que je vais quand même continuer un peu, en suivant les panneaux « parking couchant » et « parking grand travers ». Au pire, je ferai demi-tour.
Je n’ai pas fait demi-tour. La plage du Grand-Travers, à la Grande-Motte, est longée par une petite route, elle même longée par un parking sans bard de hauteur. Une seule restriction : stationnement interdit au plus de 3,5 tonnes. Parfait pour moi. Une petite marche arrière, et me voilà installé à l’horizontal (avec peut-être un très léger penchant vers l’avant). Si à l’avant de la maison il y a la route, à l’arrière il y a une petite forêt qui justifie d’ouvrir les volets dans tous les côtés.
Je me vois bien passer une nuit ou deux ici. Comme je viens d’arriver, je fais quelques pas sur la plage où il y a un peu de monde.
Le Chamion est bien installé. Je vague à mes petits affaires. Et je m’endors.
Et je suis bien. La nuit est tranquille. J’ai un ou deux voisins lointain. Quand je me réveille, j’ai beaucoup plus de voisins. Des voitures, un peu partout, qui se sont installées. Des gens qui viennent se promener sur la plage. Moi je me réveille en prenant mon temps. Je vis ma journée en prenant mon temps. Une journée à la maison comme une autre. Je passe un peu de temps sur mon ordi, j’écris sur le début de mon voyage, je pars de vestige, de déchets et de bouteilles plastiques. Je lis. Des histoires de Cow-Girl qui ont le vague à l’âme. Il a un style très à lui, monsieur Tom Robbins. Je prends des notes.
« Le feu est la réunification de la matière à l’oxygène. Si on garde cela en tête, chaque incendie peut être considéré comme une réunion, un motif de réjouissance chimique. Fumer un cigare, c’est mettre fin à une longue séparation ; faite brûler un poste de police, c’est rapatrier des milliards de molécules en liesse. »
Une journée ordinaire, donc, en effet. Je sors me balader un peu. Cerf-volant sur la plage. Et oui, depuis le début de mes chamionneries, j’ai un cerf-volant rangé dans la cabine. Il était temps que je le sorte ! Je me bas et me débats un long moment avec. Mais ça finit par revenir. Il finit par se décider à voler. Même si la corde casse une première fois. Puis une deuxième, un moment plus tard. Il faudra que j’en rachète une plus solide. Un jour, quelque part.
Je range le cerf-volant. Didgeridoo, puis flute, puis histoire pour moi-même, toujours assis dans le sable.
Et puis je rentre chez moi, après une bien belle journée ordinaire.
Je ne partirai pas le lendemain. Je n’en ai pas envie. Par contre, j’aurai la visite de Fred. Qui tape timidement à la fenêtre. Il osait pas déranger. Il est passé trois fois à côté du Chamion, sans oser frapper. Mais il a fini par craquer, parce qu’il n’avait pas de quoi noter les coordonnées de mon site internet.
Il restera un long moment à discuter. D’abord debout à la porte -parce qu’il n’ose pas rentrer, de peur de déranger- mais finira par accepter l’invitation à venir discuter dedans où il fait quand même un peu plus chaud. Il a plus ou moins des idées similaires. Plus ou moins des projets dans un coin de la tête. Voir le Chamion lui fait réaliser que c’est peut-être bien ça qu’il a dans un coin de la tête. Un chalet, sur roue, avec des livres dedans. Avec une bibliothèque à l’intérieur. Parce que oui, ma maison est une vraie maison : il y a une bibliothèque.
On passera un moment à discuter, avant qu’il ne reparte.
Deuxième nuit tranquille. Deuxième journée ordinaire. Lecture, ordinateur, promenade. Visite de Maïté en fin de journée. Beaucoup moins hésitante -il fait encore jour, ça aide- elle me fait signe par la fenêtre. Je lui rends son signe. Elle demande si elle peut entrer. Elle est évidemment la bienvenue. Elle s’installe, elle reste un moment à visiter puis à discuter. Elle est curieuse. Elle connaît un peu l’univers des micro-maisons. Ça l’intrigue. Pour le moment, ce n’est pas son choix.Ce n’est pas compatible avec sa vie actuelle. Mais elle est contente d’en visiter une. Elle est contente de savoir que ça existe, que certains le font. Elle finit par s’excuser. Elle doit partir. Après tout, nous sommes le 24 décembre, la famille l’attend.
Et moi, je passe mon réveillon de Noël, tranquille à la maison, en jouant au scrabble sur internet avec Gaëlle. Je n’ai besoin de rien de plus. Je n’attendais rien de plus.
Nous sommes le 25 décembre. Il fait grand soleil. Tout le monde s’est donné rendez-vous sur la plage. Pour tester le détecteur à métaux apportés par le père noël. Ou le cerf-volant, apporté par le père noël. Ou pour marcher, histoire de digérer la buche.
Moi je teste la température de l’eau.
Et je ne m’éterniserai pas. Mais c’est chouette de passer le 25 décembre pieds nus dans le sable. Puis allongé dans le sable, les yeux fermés, à sentir la chaleur du soleil.
Sur Facebook, une amie demande si on a reçu un cadeau qui nous a redonné foi en l’humanité. Ma réponse est simple : tout au long de l’année, j’ai eu la chance de rencontrer de belles personnes. Comme l’année d’avant, et celles d’avant. Les imbéciles, les idiots et les méchants se retrouvent beaucoup trop souvent sous les feux de la rampe. Il se retrouve à avoir beaucoup plus d’attention que ce qu’ils méritent. Alors souvent, on oublie que l’humanité est capable de belles et grandes choses. Et que l’humain, pris dans son individualité, est une créature particulièrement intéressante et inspirante.
Il y a des gens qui construisent des murs infranchissables autour de leurs maisons (ou de leur ville, ou de leur pays…) et qui s’y enferment pour n’en ressortir que cachés derrière les vitres fumées de leur SUV (hybride, évidemment). J’ai conçu ma maison pour être ouverte sur tous les côtés, pour encourager les gens à venir me voir. Je l’ai conçue pour pouvoir la garer dans l’espace publique et créer des interactions avec les passants. Elle attire l’oeil, elle invite les gens qui passent à venir me voir. À venir échanger. À venir discuter. Rencontrer, échanger, partager. Se rappeler que l’autre, en face de nous, est intéressant. Qu’à de très rares exceptions près, il a quelque chose à nous apporter. Que l’on a quelque chose à partager. Moi, je les invite à réfléchir. Et surtout, à rêver. À se dire qu’un autre monde est possible. Qu’une autre façon de vivre est possible. Travailler moins, vivre plus…
Et je laisse le mot de la fin à Tom Robbins à nouveau :
“J’ai vécu la plus grande partie de ma vie adulte en dehors de la loi, et je n’ai jamais tergiversé avec l’autorité. Mais je n’ai jamais non plus cherché la bagarre avec ces gens-là. C’est stupide. Ils n’attendent que ça ; ils le souhaitent ardemment ; cela contribue à maintenir leur puissance. L’autorité est une chose qu’il faut tourner en ridicule, déjouer et éviter. Et il est relativement facile de faire ces trois choses.”