Imaginez un mur. Un mur de deux kilomètres en hauteur et plusieurs centaines en longueur. Successions de montagnes, à perte de vue.
Je n’aime pas la notion de pays. Je n’aime pas le concept de citoyenneté. Demandez moi d’où je viens, et je vous répondrais « de Montréal ». Je ne suis pas nationaliste. Je n’attache aucune importance à ces divisions purement administratives que l’on appelle « frontières » et qui, dans ma tête, ne représentent rien. Et pourtant…
Imaginez un fleuve. Un fleuve tellement large, que l’on ne voit pas l’autre bord. Un fleuve tellement large, que l’on peut le prendre pour la mer et qui pourtant gèle en hiver.
J’ai posé les pieds sur ce sol pour la première fois le 7 juin 2000. J’y ai posé mes bagages le 18 avril 2001. Pendant huit ans, le Canada n’aura été pour moi qu’un concept administratif : visas, impôts, assurances, etc… mon pays, c’était le Québec. Un pays suffisamment grand pour se mériter de très nombreux superlatifs. Un pays dont j’ai pu me contenter pendant sept ans. Avec tant de choses à voir ici, pourquoi aller ailleurs ? Certes, la tendance est de faire le contraire : ignorer le « ici » pour aller admirer le « ailleurs ». Mais pour moi, « ailleurs » et « ici » se confondent, pour ne faire qu’un : mon « ici » n’est que le « ailleurs » d’un autre « ici ».
Imaginez une plage de sable. Une plage de quelques mètres à peine. De chaque côté, l’océan. Au milieu, une simple route.
Je m’en suis donc contenté sept années durant. Jusqu’à ce que les fourmis dans les jambes se fassent suffisamment fortes, pour vouloir aller plus loin. Ce fut d’abord la concrétisation d’un rêve mis de côté il y a bien longtemps, en allant boire une Guiness à la source ; avant de finalement me décider à poser mes yeux sur le Canada, que je continuais à considérer plus comme un pays voisin qu’autre chose. La raison ? L’aboutissement d’un processus administratif logique : visa étudiant -> résidence permanente -> citoyenneté. Après sept ans à étudier, travailler, vivre à Montréal, je ressentais le besoin de finaliser tout cela.
Imaginez du blanc. Du blanc absolument partout. Tellement de blanc, que les maisons disparaissent. Que tout devient uniforme, fantomatique, irréel.
La démarche n’est pas évidente. Oh, pas du tout au niveau administratif. À ce niveau là, tout ce que cela prend, c’est la même chose que pour toute autre interaction administrative quelle qu’elle soit : du temps, de la patience, de l’argent, et un bon sens de l’humour. Je n’ai pas essayé la seconde méthode, si bien décrite dans les 12 travaux d’Astérix. Peut être marche-t’elle également.
Non, c’est plus dans la tête que la démarche est délicate. Car je me suis retrouvé confronté à un symbolisme contradictoire : revendiquer une citoyenneté, c’est revendiquer une nation, un pays, des frontières, un enracinement. C’est revendiquer quelque chose dont je n’ai jamais voulu, en répondant « je viens de Grenoble » ou « je viens de Montréal » au lieu de dire « je suis français ». Car français, je ne veux pas l’être. Pas plus que je ne veux être canadien. Je veux juste être moi, un être humain, un habitant de la terre.
Je suis devenu canadien français, pour ne plus être ni l’un ni l’autre. J’ai ce sentiment que deux citoyennetés s’annulent au lieu de s’ajouter. Qu’au lieu de préciser mon identité, je viens de lui ajouter un floue artistique. Désormais, je ne suis plus un point précis dans l’espace.
Imaginez une ville. Une ville qui ne dort jamais. Où vous aurez toujours trop de choses à voir. Où vous ferez sans cesse de nouvelles découvertes.
J’ai beau ne pas vouloir être étamper « canadien », j’ai pourtant le goût que l’on me reconnaisse cette identité. Montréal est une ville qui me passionne, qui vient me chercher au fin fond de mon ADN. Qui me fait vibrer et me dynamise comme ça a pas de bon sens.
Si la politique me fait rire au niveau fédéral et n’attire que bien légèrement mon attention au niveau provincial, j’en comprends directement les enjeux au niveau municipal. Ils me parlent, m’interpellent, me concernent directement. Après sept ans passés dans cette ville, je revendique le droit de donner mon opinion, de participer aux décisions. Droit que l’on donnait à des personnes arrivées à Montréal depuis quelques mois seulement, mais que l’on me refusait. Seule la citoyenneté pouvait me donner cette parole, venait me confirmer dans mon identité montréalaise. Je suis montréalais. Je suis terrien. Je suis moi. Ce sont les trois seules échelles auxquelles j’accepte d’être identifié.
Imaginez un arbre. Un arbre qui était là avant que ce « là » ne soit jamais répertorié sur une carte. Un arbre qui chatouille les nuages dès qu’il y a un souffle de vent.
Et puis il y a ce passage stupide, mais obligatoire. Le plus difficile à accepter, et à la fois celui qui a le moins de sens, le plus ridicule de tous. Celui qui vient mettre un point final à tout cela.
Je jure fidélité et sincère allégeance à Sa Majesté la Reine Élizabeth Deux, Reine du Canada, à ses héritiers et successeurs et je jure d’observer fidèlement les lois du Canada et de remplir loyalement mes obligations de citoyen canadien.
J’affirme solennellement que je serais fidèle et porterais sincère allégeance à Sa Majesté la Reine Élizabeth Deux, Reine du Canada, à ses héritiers et successeurs, que j’observerai fidèlement les lois du Canada, et que je remplirai loyalement mes obligations de citoyen canadien.
Car le Canada est encore une monarchie rattachée à la couronne d’Angleterre. Oh, c’est évidemment à titre purement symbolique que la reine Élizabeth Deux est chef de l’état du Canada. Pur symbole, certes, mais méchant symbole (au sens québécois du terme, pas au sens manichéen). C’est ce fait que j’ai eut le plus de mal à accepter. Mes réflexions m’ont pourtant toujours amenées à la même conclusion : tout cela n’avait juste aucun sens pour moi. Malgré les hésitations, ce symbole est creux, ne signifie rien, ne m’identifie pas. Que quelqu’un, aujourd’hui, puisse associer mon identité à un concept monarchique est un tel non sens à mes yeux que le problème disparais de lui même. Je ne suis pas un sujet, mais bien un verbe et un complément.
Imaginez, enfin, un train. Un train qui n’en fini jamais. Cent huit wagons défilent devant vous. Son klaxonne retentit puis, d’écho en écho, de falaise en falaise, de rebond en rebond, c’est l’air tout entier qui est empli de ce résonnement métalique. Ce train, il va d’un océan à l’autre, les reliant dans un projet d’une démesure sidérante. Ce train, il construit un pays. Et ce pays, depuis peu, m’appartient.
Nous étions 375 personnes, provenant de 58 pays différents. Tout les continents étaient là. Plus du quart de la planète était présent, dans une même salle, à un même moment. Le sentiment est d’une puissance rare. Ce n’est pas une réunion de l’ONU ou de chefs d’états venus jouer les marionnettes se partageant le monde, mais de vrais êtres humains, simples, normaux. Comme moi. En pleine recherche identitaire, la tête pleine de rêves. Le quart de la planète est venu me rappeler que j’étais comme eux. Non pas citoyen de la France ou du Canada, mais citoyen du monde.
C’était, cela doit paraître logique, la première fois que j’assistais à pareille cérémonie. Il y a de fortes chances que ce soit la seule. Surtout à titre d’acteur. Les discours du juge à l’assementation étaient convenus. Pourtant, ils sonnaient vrais. Ils parlaient de tolérance, de respect, de partage. J’imagine que les juges à l’assermentation disent tous cela, quelque soit leur pays. Ici, à Montréal, et avec un quart de la planète à mes côtés, j’y crois à ce Canada ouvert et respectueux. J’y crois à l’accueil réservé aux passeports canadiens aux douanes. Et j’ai beau ne pas vouloir, j’ai quand même eut du mal, quand il nous a demandé que notre premier geste de citoyen canadien soit de serrer la main de nos deux voisins, à ne pas être fier. Un peu, juste là, ici, au fond de moi.
Et puis la cérémonie s’est terminée. Je pensais déjà aux festivités (en privé évidemment) qui s’en suivraient prochainement. Il ne restait qu’une toute petite dernière chose. Un nouvel hymne national à chanter. Or, ici on ne me demandait pas de faire couler à flots un sang impur. Non, le « O Canada » est beaucoup plus tranquille. Mon nouvel hymne national commence comme cela :
« O Canada, terre de nos aïeux… »
[note : le nombre de 7 années pourrait être mélangeant dans le sens que je me suis installé au Québec en 2001, et que nous sommes rendus en 2009. Le calcul devrait théoriquement donner 8 ans. En fait, la raison est simple : les démarches pour la citoyenneté prennent douze mois (sur le papier). Si l’aboutissement est arrivé en 2009, tout a commencé en janvier 2008. J’ai donc disposé de 17 mois pour mes nombreuses réflexions. ]
Des fois je réfléchie à ce que cela impliquerait de demander la citoyenneté: ça me rebuterait de devoir prêter allégeance à une famille royale anglaise pour devenir canadienne.
Si la décision devait être prise, je le ferais avec beaucoup de solennité. Pour moi le sentiment d’appartenance est primordiale pour l’équilibre d’une nation: on doit pouvoir construit sur des fondations solides et fédérer ses citoyens autour de valeurs communes.
Porter un regard sur le monde dans son ensemble et au delà des frontières: plus on voyage et plus les limites physiques ou administratives vous semblent aberrantes. Surtout quand on a assez d’intelligence pour plonger, tête la première, vers d’autres cultures.
Pour moi, le sentiment d’appartenance important est surtout au niveau de la ville (j’ai envie de dire “de la cité” parce que j’aime l’échelle de gouvernement de la Grèce Antique). Pour moi, le Canada n’est pas un pays mais plusieurs.
Quoi qu’il en soit, la monarchie ne fait pas partie des symboles unificateurs du Canada. La reine d’Angleterre a beau apparaître sur la monnaie et sur les timbres, rares sont les canadiens qui s’y identifient. Si la grande majorité des québécois que j’ai rencontré ont tendance à mépriser cette royauté, les canadiens que j’ai rencontrés, eux, se contentent de l’ignorer. Elle ne les intéresse ni ne les concerne absolument pas.
Si je parle d’un serment vide de sens, c’est autant parce que la reine ne représente absolument rien pour moi que parce que ce serment ne change absolument rien. Il n’apporte aucun changement, aucune obligation, aucun droit. Il est vide autant au niveau symbolique que pratique.