Rue du Pourquoi Pas



Parce qu’il y a toujours une route qui, quelque part, m’attend.
Carnets de route, photos de voyages, et pensées vagabondes.

Écrit par : Sébastien ChionDecember 22nd, 2015
  • “La meilleure chose que vous puissiez faire pour votre pays, c’est de le quitter. Sauf erreur de ma part, c’est (c’était) le mojo des guides de voyage “Lonely Planet”. Que ce soit le cas ou non, l’affirmation reste vraie. Voyager à l’étranger, voir même vivre à l’étranger, nous permet de changer la façon dont on voit notre pays. Notamment en apprenant à apprécier ses qualités et ses avantages.

    Je n’aurai pas cru qu’il puisse en être de même pour les langues. L’anglais m’avait déjà permis d’apercevoir quelques particularités du français, mais l’apprentissage de l’espagnol me plait et m’apprend encore plus. Peut-être parce que c’est la première fois que j’apprends une langue en étant conscient. C’est ma décision, mon choix. J’en connais les raisons et les conséquences. Je n’ai jamais prêté attention au processus d’apprentissage de l’anglais ou de l’allemand. Mais pour l’espagnol, le plaisir est double. La conscience d’apprendre une langue, mais aussi la conscience du processus d’apprentissage.

    Je l’ai déjà expliqué rapidement dans un autre poste. Apprendre une nouvelle langue, c’est de la magie. J’aime l’analogie du puzzle. Au début, les pièces sont dispersées. Vous n’avez pas la moindre idée de l’image finale. Vous pouvez regarder une pièce, il n’y a pas assez de détails pour qu’elle ne vous dise quoi que ce soit. Mais au fur et à mesure de l’apprentissage, vous arrivez à associer quelques pièces entre elles. Des petits détails commencent à apparaître. Quand vous écoutez une conversation, vous attrapez un ou deux mots au passage. Et puis d’autres pièces arrivent. L’image se précise. Vous comprenez le sujet général. Vous savez de quoi on parle. Vous arrivez même, parfois, à glisser un ou deux mots. Et puis un jour, vous vous asseyez avec quelqu’un pour discuter. C’est difficile. Vous cherchez vos mots. Mais vous êtes capable de vous comprendre. Il y a des rires amusés, des gestes, des périphrases pour contourner ce mot inconnu. Mais petit à petit, un nouveau monde s’offre à vous.

    Lire un texte  en espagnol… passer au travers d’une première histoire. « El Principito ». Le processus a été un peu identique. La première lecture a été fastidueuse. Surtout sans dictionnaire. Un autre processus mental entre en jeu. La déduction. « Los cabellos como los campos de trigo ». Qu’est ce qu’il a de commun avec les champs de blé, ce petit princes ? Cabellas = cheveux… quand on aime les jeux de logique, le défi est un régal. Un peu comme au jeu de démineur : une information sur une case ne suffit pas à deviner la case d’à coté. Mais quand vous trouvez une deuxième case, vous devinez une troisième, puis une quatrième dans un effet domino des plus réjouissants. Dans l’exemple précédent, c’est quand je me suis rappelé que mon cerveau savait que « trigo » voulait dire « blé » que l’effet domino s’est produit. J’ai pu me rappeler de « campo » et deviner « cabellos ».

    La deuxième lecture a été un vrai bonheur, alors que cette fois, le livre s’offrait complètement à moi. Il me restait encore quelques petites devinettes, il m’a fallu encore quelques déductions, et il reste des imprécisions. Mais je me rends compte que mon vocabulaire couvre désormais assez pour apprécier la lecture du petit prince. Je me suis lancé avec plaisir dans un autre livre…

    Si, à la base, apprendre l’espagnol (et sans doute l’allemand plus tard) était un choix pratique destiné à élargir mes opportunités professionnelles, il y avait aussi la volonté de pouvoir voyager et apprécier vraiment l’Amérique Latine. Apprendre une nouvelle langue, c’est s’ouvrir à de nouvelles cultures, à de nouveaux concepts, à e nouvelles idées. C’est savoir dire plus de choses et échanger encore plus avec les autres. C’est s’offrir et s’ouvrir au monde. C’est gagner en champ de vision, et enlever encore un peu plus nos oeillères. C’est encore plus de liberté.

    Comparaison avec le français

    Et puis il y a toutes ces remarques que l’on se fait, toutes les questions que l’on se pose. En français, on passe sans problème de « écrire » à « décrire ». Et de la meme façon, l’espagnol vous emmène de « escribir » à « describir ». Mais alors en anglais qui a également « describe », d’où vient ce « write » ? Après tout, ils ont aussi scribe, script… ils avaient bien pu avoir « escribe » ou « scribe », non ?

    Amusant de voir aussi comment les mots évoluent. Pourquoi « selva » reste le mot le plus utilisé en espagnol pour parler d’une foret alors que « sylve » est si peu usité ?

    Et qu’en est il de la monnaie ? « Cambio », en espagnol, qui se traduit directement en « change » en anglais, pour décrire la petite monnaie. Et que l’on retrouve en québécois : « t’as tu du change » ? Ce qui pourrait à première vue n’etre qu’un anglicisme, semble plutot etre de l’ancien français. Serait ce l’anglais qui aurait récupéré « change » et non le contraire ?

    Il y avait cette découverte, aussi, au tout début : le suffixe « erie », en espagnol, qui semble signifier « l’endroit où l’on achète ». Pratique : « panerie » pour acheter du pin, « fruiterie » pour acheter des fruits, « carnerie » pour la viande, etc… il m’a fallut un moment pour réaliser que l’on avait la meme chose en français. Boulangerie, épicerie, charcuterie, bijouterie… jamais je n’avais porté le moindre regard à ces mots que je n’ai toujours connus…

    Pourquoi l’espagnol utilise aussi bien « cuesta » pour conte que pour compte ? Alors que le français fait la distinction ? À quel moment « mp » est il apparu ? Pourquoi les français, les anglais et meme les allemands font des erreurs, alors que les espagnols tombent dedans ? La deuxième parait bien plus grave et bien plus dangereuse que la première !

    Et quand est il de l’espoir ? Le meme mot en espagnol signifie « attendre » et « espérer ». La signification est énorme : est ce que ça veut dire que pour un espagnol, il suffit d’attendre pour que les choses aillent mieux ? Ou que au contraire, l’espoir n’est qu’une attente passive et inutile, et que donc espérer ne sert à rien ?

    Dans « dernière nuit à Montréal », un livre que j’ai eu beaucoup de plaisir à lire et à relire, le personnage principal étudie les langues mortes et les langues mourrantes. Il explique que chaque langue exprime au minimum un concept qui n’existe dans aucune autre langue. Une langue qui disparait, c’est au minimum une idée qui disparait à tout jamais. Que deviendrait « yak’che », l’arbre de vie, si le maya venait à disparaitre ?

    Je poursuis en ce moment meme le processus inverse : je découvre de nouveaux mots, de nouvelles idées, de nouveaux concepts. Oui, j’élargis mes horizons, et je commence à me demander à quel point ma langue maternelle m’a façonné : le français dispose d’un seul mot pour décrire ce que l’on ressent pour la personne avec qui on veut faire sa vie ou un ami dont on est très proche. « aimer ». L’anglais, lui, va jouer entre « to like » (souvent traduisible par « apprécier » mais pas tout le temps) et « to love ». Quand l’anglais « like to cook », le français « aime cuisiner ». Par contre, si l’anglais « love to cook », le français lui va « adorer » cuisiner. Et pourtant, dire « je t’aime » sera toujours plus fort que dire « je t’adore ». Et l’espagnol ? Lui, de son coté, pourra évidemment dire « te amo ». Mais il n’hésitera pas non plus à dire « te quiero ». Je te veux. L’espagnol a t il l’amour plus possessif ? Le français est il plus enclin au polyamour ?

    Apprendre une langue, c’est apprendre une nouvelle culture, une nouvelle façon de voir le monde. S’intéresser aux détails d’une langue, c’est commencer à comprendre ce qui façonne un peuple. Par un effet indirect, totalement imprévu, apprendre l’espagnol ne fait que me confirmer que j’ai raison quand je dis que le Québec devrait etre indépendant…

    Mais plus que tout, apprendre l’espagnol me montre en effet ce lien absolu entre « langue » et « culture ». Entre « langue » et « identité ». Entre « langue » et « peuple ». N’est il pas stupéfiant que des pays puissent avoir deux, trois, quatre ou plus encore, langues officielles ? À quoi se raccroche t il alors pour exister ?

    Avec tout ça, j’en finis par me demander si on peut etre linguiste sans etre anthropologue (et le questionnement réciproque est tout autant justifié).

    3 commentaires

    1. Commentaire de Katharina

      Bon, pas sûre d’avoir vraiment quelque chose de bien substantiel à ajouter ici, à part « merci pour cet article :) », mais on dirait que j’ai pas le choix. (À condition que cette fois-ci ça marche. C’est pas gagné…)

      Donc tout d’abord, la métaphore du « jeu du démineur » m’a beaucoup plu, parce que c’est en effet la méthode selon laquelle on reconstruit des langues anciennes. Comparer des langues apparentées, essayer de trouver des régularités et ainsi reconstruire leur ancêtre commun en devinant les cases qui manquent. (Là ca me rappelle aussi que les cours de phonétique et de morphologie indo-européennes ont un peu le même effet sur le cerveau que le jeu du démineur, où, quand on joue un peu trop, on commence à voir des chiffres colorés partout…) Ceci dit, il faut quand même faire attention à ne pas réduire une langue uniquement à son niveau lexical, parce que finalement c’est juste un petit aspect (la syntaxe, la phonétique etc. étant juste aussi important – et puis le jeu devient plus drôle si on rajoute encore plus de difficulté ;) )

      Et puis cette allégorie a aussi un double-sens marrant, parce qu’on pourrait éventuellement voir l’apprentissage d’une langue comme un champ de mines où on a constamment peur de faire des erreurs et de se faire exploser – mais bon, ça c’est peut-être juste moi ;)

      Sinon, pour ce qui est de certains exemples évoqués dans ton texte… la coexistence de « describe » et « write » en anglais est en effet intéressant, vu que le premier est d’origine française et le deuxième d’origine germanique. C’est une particularité de l’anglais d’avoir souvent deux mots, l’un d’origine française/latine, l’autre d’origine germanique, qui désignent essentiellement la même chose, mais qui ont pourtant souvent des nuances différentes (une belle introduction : https://www.youtube.com/watch?v=kIzFz9T5rhI ;) ). Et puis, parfois il y a juste des asymétries, comme dans le cas de « describe »/ « write ».

      Quant aux deux sens de « esperar » en espagnol, je trouve quand même étonnant qu’en latin « sperare » veuille tout d’abord dire « espérer », mais puisse dans certains contextes aussi prendre un sens plus neutre ou même opposé. (« Hunc ego si potui tantum sperare dolorem » – dans cet exemple il ne s’agit peut-être pas de « espérer la douleur », mais plutôt de « craindre la douleur », on dirait… mais bon, faut demander à Virgile.) Face à ce genre d’ambiguïté il ne faut donc pas oublier que la notion de « signification » est quelque chose d’assez flou et varie selon le contexte dans lequel un mot est employé.

      Alors si on revient sur la comparaison du français et de l’espagnol, il y avait évidemment une spécification sémantique du mot « espérer » en français, alors que dans les autres langues latines le sens s’est généralisé. Pourtant, en espagnol « esperar » exige l’emploi du subjonctif (« espero que todo vaya bien »), tandis qu’en français c’est seulement le cas pour « attendre », mais pas pour « espérer » (« j’espère que tout va bien » – « j’attends que tout aille bien »). Comme le subjonctif a un effet déréalisant, on pourrait conclure que l’espagnol serait plus pessimiste que le français, parce que là l’espoir semble plutôt être en vain… (Bon, c’est évidemment pas si simple que ça. C’était juste pour illustrer que parfois le niveau lexical n’est pas suffisant pour saisir un certain concept :) )

      Donc oui, comme tu as remarqué toi-même, le lien entre la linguistique et l’anthropologie est évident, tout comme le fait que les concepts qui existent dans les langues que nous parlent influencent au moins en partie notre façon de voir le monde (même si les hypothèses les plus radicales, selon lesquelles notre langue déterminerait complètement notre pensée, sont généralement considérées comme problématiques). La question à la base étant finalement : Est-ce que c’est notre langue qui influence notre façon de penser ou notre façon de penser qui influence notre langue ? (À développer en 4 heures selon le plan thèse-antithèse-synthèse.)

      Este es mi granito de arena :)

    2. Commentaire de Katharina

      *et puis toutes les erreurs ne sont que des fautes de frappe, évidemment! (Ca a explosé…)

    3. Commentaire de Sébastien Chion

      j ai pris plus de 4 heures pour reflechir a tout cela, et j avoue ne pas savoir comment completer, continuer, commenter. Mais merci pour ces explications supplementaires :)

      Alors a la place, je me contenterai d etre amuse par la femme espagnole enceinte qui est embarassee, par l homme malade qui est infirme et le retraite qui jubile.

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