L’une des choses qui continue de me surprendre quand je voyage, c’est ma facilité à me sentir « chez moi ». À me sentir bien quand j’arrive quelque part, et à ne pas être gêné. Il faut dire que la maison de Cordi et Joe est particulièrement accueillante. Elle fait partie de ces maisons américaines traditionnelles, où l’on se sent bien. Il y a beaucoup de décoration sur les murs, beaucoup de petits bibelots un peu partout. Pourtant, ça n’est pas surchargé. Ça contribue à simplement créer une impression de bien être.
Je ne connais pas vraiment Cordi et Joe. J’ai juste discuté avec eux pendant une heure environ quand je les ai rencontrés à Yellowstone. Je ne sais pas grand chose d’eux, si ce n’est qu’ils m’ont invité à passer dire bonjour. Je ne sais même pas combien de temps je vais pouvoir rester ici. S’ils vont me mettre à la porte le lendemain, ou si moi je vais avoir envie de partir rapidement. C’est le plaisir de ces rencontres aléatoires j’imagine…
L’une des premières choses que j’ai faite a été de prendre ma douche. Parce que ça faisait un moment que j’en avais besoin. Et je dois bien reconnaître que ça fait un bien fou. Là aussi, je me suis senti chez moi dans la salle de bain. Avec une robinetterie « à l’américaine ». Ces mêmes robinets qui m’avaient laissé interloqué il y a 14 ans de cela, quand j’ai mis les pieds au Québec pour la première fois. Et qui, aujourd’hui, ont un petit côté « je suis chez moi »… on parle souvent de choc culturel. Je me suis rendu compte avec le temps que ce sont aux petits détails qu’il est souvent difficile de s’adapter. Les grosses différences, on s’y fait tout de suite. Mais tout les petits détails. Les robinets, les systèmes de fermeture de porte, les horaires des repas, les menus, l’intérieur des maisons, la taille des frigos… tout ces petits détails qui, au début, me surprenaient dans mon quotidien sont aujourd’hui une partie de mon identité. Une partie de moi… je l’avais déjà ressenti quand j’étais arrivé chez Gabrielle. Que j’avais vraiment eu cette sensation de rentrer dans un appartement québécois… je l’ai aujourd’hui chez Cordi et Joe. Je suis vraiment en Amérique du Nord…
J’ai rejoint Cordi et Joe pour le repas. Il y avait aussi Loren, une amie à eux, ici pour quelques jours également. On a beaucoup discuté, on a beaucoup parlé. Anecdotes de voyages un peu partout de par le monde.
Cordi et Joe habitent sur un ranch. Un grand terrain, relativement isolé de tout. Il y a, si mes calculs sont bons, six chiens. Je crois que les chats sont au nombre de cinq. Une douzaine de poules. Une trentaine de pigeons. Je dirais une douzaine de chevaux.
Ah oui. Il y a aussi cinq aigles et quatre faucons. Joe est fauconnier. Il a quelques rapaces à lui, et d’autres qu’il « rééduque ». Après un accident, il leur réapprend à voler, à chasser, à être sauvages. Pour plus tard les relâcher dans la nature. Les oiseaux, c’est sa passion. Ça s’entend quand il en parle, ça se voit dans la maison avec les photos de rapaces un peu partout. Ça se voit jusqu’à la plaque d’immatriculation personnalisée sur sa voiture. « Eagle ». La passion de Cordi, ce sont les chevaux. Les deux passions se marient très bien. Ils connaissent Lauren depuis qu’elle a treize ou quatorze ans, quand elle a contacté Joe pour la première fois pour lui poser plein de questions sur la fauconnerie. Elle en a aujourd’hui 28. Elle a un PhD. Probablement en biologie aviaire. Cumulé, elle a vécu deux ans dans les steppes de Mongolie. Où elle a appris les techniques de chasse traditionnelle. Elle a appris à trouver des nids d’aigles sauvages. Si j’ai bien compris, elle était là bas notamment pour répertorier la population d’aigles dans certaines régions. Parce que là bas aussi le tourisme à tendance à faire des dégâts. Entre ses anecdotes (les promenades à cheval par moins quarante avec un aigle sur le bras, les nuits dans les yourtes, les mauvaises chutes…) et celles de Cordie et Joe (le dressage de faucons, leur séjour de deux semaines dans les Émirats Arabes pour dresser des oiseaux là bas, le futur voyage de Joe dans les Andes pour essayer de dresser l’un des plus grands aigles du monde…) la soirée est un vraie régale. Aussi bien pour les papilles (bon vin, bon repas…) que pour les oreilles.
Joe ne fait pas qu’élever des aigles. Il chasse avec eux. Ses aigles (et parfois lui) apparaissent dans de nombreux reportages de National Geographic, et autres documentaires animaliers. Le lendemain, c’est ce que nous sommes allés faire : chasser. Tous les quatre dans la voiture, un aigle et un chien à l’arrière, en direction des collines où il n’y a personne d’autre que des lapins. Le principe est simple. On roule un moment, s’éloignant de toute trace de civilisation, puis Joe sort l’aigle, et le laisse s’envoler. Bon, d’accord, l’aigle a quand même un bipeur sur lui.
Les aigles dont Joe s’occupe sont des « Golden Eagle ». De très proches parents de l’aigle royale. Aussi magnifique, aussi majestueux. Aussi grand ! Bref, voir cet oiseau décoller, le voir prendre l’air en toute liberté, a quelque chose d’unique. Un spectacle comme seul la nature sait les faire. J’ai vu des aigles, déjà. J’ai vu des spectacles aviaires, des démonstrations, où des aigles et des faucons volent après des leurres, pour le bon plaisir du public. Mais là, ce n’est tout simplement pas comparable…
Une fois Widow (l’aigle) libérée, on remonte dans la voiture. On roule un peu. On s’éloigne. Puis on s’arrête. Widow est loin là haut. Il vole, il se balade, il se promène. L’endroit est magnifique, mais je n’ose pas imaginer la vue que lui doit avoir… on commence à partir marcher au hasard. Ziva, le chien, nous accompagne. Je ne suis toujours pas très canin, mais Ziva est magnifique. C’est un lévrier afghan, modèle à poil court (aussi appelé Tazi). Je finis par comprendre quand elle part en courant après un lièvre qui passait par là, et que Joe siffle pour attirer l’attention de l’aigle. Nous avons le rôle des rabatteurs. Faire sortir les lièvres de leur trou, pour que Widow les repère.
Ça ne marche pas à tout les coups. Il faudra une dizaine de lièvres débusqués, et cinq ou six plongeons ratés avant de finalement avoir une prise. Mais ce qui est impressionnant, c’est la distance depuis laquelle Widow reperd sa proie. Et à quelle vitesse elle peut plonger, dépassant largement les deux cent kilomètres heures. Avant de faire un arrêt de dernière minute, à quelques mètres du sol à peine. Sur le premier plongeon, beaucoup trop loin, je ne ferais que voir. Sur les autres, j’aurais le droit au son en plus. J’ai déjà fait voler des cerfs-volants. J’ai donc l’habitude du vent qui secoue la toile, et du vrombissement que ça produit. Un oiseau de deux mètres cinquante d’envergure, en piquet à plus de deux cent kilomètres heures, produit le même vrombissement. Simplement, il est beaucoup plus fort. On l’entend de très loin. Et c’est magique… sur le dernier piquet, le vrombissement se termine sur un « poc » des plus explicites. On retrouve l’aigle avec sa proie peu après. Ziva regarde, l’air un peu déçue. Je pose la question à Joe. Oui, Ziva est encore un peu jeune, elle n’est pas au plus haut de ses capacités, mais plus tard, il arrivera que ce soit elle qui attrape le lièvre avant l’aigle.
Je ne suis absolument pas un chasseur dans l’âme. Le jour où je devrais chasser ma nourriture, il y a de fortes chances que je devienne végétarien. Mais là, je dois bien reconnaître que je viens de vivre une expérience impressionnante. Qui ne se termine pas là, vu que l’aigle à le droit à une partie de sa proie. C’est assez impressionnant de le voir manger, de le voir ingérer absolument tout. Aussi bien la fourrure, que des os d’une bonne quinzaine de centimètres de long. À la fin, il ne restera plus rien de tout ça, l’oiseau étant capable de tout digérer… comme le dit Joe « ce n’est pas un spectacle que l’on voit tout les jours ». Enfin lui, si. Mais pas le commun des mortels.
Nous rentrerons au ranch un peu après. J’ai un peu du mal à trouver ma place, à me rendre utile. À ne pas avoir trop l’impression de m’incruster. Je sens que je suis le bienvenu ici, mais je ne veux pas déranger. J’ai l’habitude des hébergements « convenu » comme Couchsurfing ou Bewelcome. Ou des échanges de service, comme Helpx. Mais là, il n’y a rien eu de vraiment décidé.
Et puis on finit par aborder le sujet avec Cordi et Joe. Je leur dis que j’aimerais bien rester quelques jours, parce que j’aime bien rester quelques jours à la même place, et que j’aime bien leur maison. Mais que si je reste, j’aimerais pouvoir aider, ne pas être juste là… alors quand ils commencent à parler de barrières à installer, je me dis que je vais enfin pouvoir me montrer un peu utile. On convient que je resterais quatre jours au total, et que je repartirais lundi. En fin de journée, Cordi et Joe partent nourrir les animaux. Ce qui les occupe un moment. Un long moment… puis Cordi rentre pour s’occuper du repas. Et c’est là que je lui dis, avec un immense sourire « nourrir les animaux, je peux pas forcément aider ; c’est compliqué, ça change pour chacun, donc c’est pas forcément idéal. Par contre, nourrir les humains, c’est quelque chose que je sais faire ». Et là, Cordi m’a regardé toute heureuse. Elle adore cuisiner, mais elle me confirme que l’idée d’être complètement déchargée de cette responsabilité lui plait beaucoup. Comme les poules pondent en ce moment plus qu’ils ne sont capables de manger, je fais une petite liste de recettes que je connais qui consomme pas mal d’oeufs. Parmi toutes mes propositions, les crêpes pour le petit déjeuner du lendemain matin et les crèmes brûlées sont adoptées à l’unanimité.
Et c’est ainsi qu’a continué mon séjour chez Cordi et Joe. J’ai retrouvé le plaisir d’être un « voyageur utile ». Je leur parle un peu d’Helpx, du principe en arrière. D’un côté, l’idée leur plait. Ils aiment avoir de la visite, de temps en temps. Et parfois, un coup de main n’est pas de trop. Mais ils aiment aussi rester tranquilles chez eux, à s’occuper des chiens, des chats, des poules, des pigeons, des chevaux, des aigles et des faucons. Ils n’aiment pas forcément l’idée de recevoir des inconnus. C’est assez amusant de discuter de ça avec eux, vu qu’ils font aussi parti des gens qui ne s’arrêtent jamais pour les stoppeurs. « Parce que l’on ne sait jamais le risque que l’on prend ». Nos discussions sont vraiment plaisantes. Aussi bien au niveau politique, que religieux, que social. Je retrouve l’ouverture d’esprit de la côte ouest, et les idées assez progressistes. Il est rare d’entendre quelqu’un aux États-Unis affirmer « je ne crois pas en Dieu ». S’ils ne sont pas fans de la culture musulmane, c’est à cause de ce qu’ils en ont vu dans les Émirats. Pas de ce qu’on leur présente à la télé… oui, j’ai vraiment cette impression d’avoir quitté la côte est. Et de ne plus être dans les états du centre non plus. Joe a un sens de l’humour assez décapant et provocateur, mais j’ai l’entrainement, et ça rajoute une autre dimension aux échanges. Ils assument le fait d’avoir un stoppeur franco-québécois pyromane chez eux. Et au téléphone, ou aux gens que l’on croise, ils me présentent comme « leur cuisinier français ». Parce que côté cuisine, la France est toujours aussi prestigieuse aux États-Unis. Et je fais de mon mieux pour ne pas qu’ils changent d’avis. Entre deux barrières installées (oui, je suis rendu à avoir installé des clôtures sur trois continents), je prépare des crêpes, je cuisine mes spécialités maison, je fais des pains perdus, je brûle la maison les crèmes.
J’ai trouvé ma place, et j’y suis bien. Comme souvent, elle est en partie dans la cuisine. Mais elle est aussi dehors, dans les champs, à bricoler plein de choses. Je crois que voyager comme ça me manque. Je resterais volontiers quelques jours de plus chez Cordi et Joe. Si le temps se dégage, je verrais volontiers un autre aigle s’envoler. Mais j’ai encore tellement de choses à faire… maudit temps limité…
J’espère que tu leur as fait une mousse au chocolat à tes hôtes parce que je viens d’en faire une pour aller au Charbinat cet après-midi et franchement, on en mangerait… je veux dire avant même que les invités n’arrivent!
Sinon pour ne pas faillir à ma réputation d’orthographomaniaque: l’aigle, il vaudrait mieux qu’il repère sa proie… parce que s’il la reperd, il est mal barré!