Eugène… c’était il y a quatre ans. Je voyageais dans un van. Je cherchais un endroit où laver mon linge. J’ai appris qu’Eugène était une ville étudiante. J’en ai déduis que c’était un bon endroit pour trouver une laverie. L’esprit suit parfois une drôle de logique. Je n’étais pas garé depuis dix minutes que Sarah m’invitait à garer mon van chez elle pour la nuit. Dix minutes de plus, et je découvrais le « Saturday Market ». Encore dix minutes, et je recevais une autre proposition de parking pour mon van. J’en ai vite déduit que les gens ici étaient tous fous, et que forcément, j’allais m’y plaire ! Peu après cette déduction, j’entendais pour la première fois un son d’une pureté telle que je n’ai pas eu le choix de le suivre. J’ai discuté pendant une heure avec le facteur de flûte, hésitant tout ce temps, et finalement n’achetant rien. Le lendemain, je partais pour Burning Man, regrettant d’avoir été raisonnable. Trois semaines plus tard, je repassais par Eugène, pour acheter cette flûte qui depuis m’accompagne. J’ai stupidement oublié de l’emmener avec moi au Maroc. Mais elle a traversé les États-Unis. Dans les deux sens. L’Australie. Un peu de l’Indonésie. Un bout d’Europe. On sait tous les deux que ce n’est que le début…
Je savais que je voulais retourner au Saturday Market de Eugène. J’ai contacté une seule personne sur Eugène. Je n’avais pas envie de perdre mon temps… une demande a suffit. Denise était toute enthousiaste à l’idée de m’héberger. D’autant que j’arrivais juste à temps pour assister au « No Shame Theater », qu’elle aide à organiser tous les premiers vendredis du mois.
Parfois, j’aime bien prendre deux minutes pour regarder ma journée. Et me dire « ce matin, je dormais dans des sources chaudes ; cet après-midi je marchais dans des sous-bois magnifiques ; ce soir, j’aide à installer des chaises pour un micro-libre… et je viens de m’inscrire dans la liste des participants. Le « No Shame » c’est, en effet, un micro-libre. N’importe qui peut s’inscrire. Il y a trois règles à respecter : le matériel doit être original (pas de reprises ou d’interprétations donc), interdiction de casser quoi que ce soit, obligation de respecter la loi. Les deuxièmes et troisièmes points indiquent clairement pour moi qu’il faut s’attendre à tout. La soirée se déroule en deux parties. D’abord « tout public » puis « public averti uniquement ». Autre confirmation, s’il était nécessaire, qu’il faut s’attendre à tout.
Mais moi, je ne sais pas du tout à quoi m’attendre. Ça semble beaucoup plus orienté théâtre, poésie et monologue, que musique. Ça me plait : généralement, les micro-libres sont envahis par les musiciens, et il est difficile d’avoir le droit à autre chose que de la musique… et histoire d’être en contradiction avec moi même, après une longue hésitation, je choisirais de mon côté l’option musique. L’idée d’un conte me plaisait beaucoup, mais en anglais, c’est une autre histoire. Il aurait fallut que je sois préparé. Ce n’est pas le cas. Et puis… comme je l’expliquerais quand même, avant de jouer, ma flûte n’est pas revenue à Eugène depuis que je l’ai achetée. Et surtout, même si elle a chanté un peu partout dans le monde, elle n’avait pas encore chanté à Eugène.
Monter sur scène, dans un événement dont on ne connait pas grand chose, est une expérience étrange. J’étais le troisième à passer. La première performance consistait en un montage vidéo très réussi, et digne d’une soirée kino. Le deuxième était une simple lecture. Et j’arrivais là, avec ma flûte. J’ai eu pas mal de retours positifs par la suite. Les gens ont aimé. Fidèle à elle-même, la douceur et la profondeur du son a su créer le silence, attirant l’attention de tout le monde. Et le fait que je passe plutôt au début était parfait. Beaucoup y ont vu une très belle introduction…
Libéré du stress, j’ai pu profiter des autres performances par la suite. Du théâtre abstrait, au stand-up d’humour, en passant par le témoignage « émouvant et libérateur », et la performance artistique pure… une soirée surprenante, et vraiment intéressante, qui a elle seul résume assez bien l’ambiance de la ville. Une ville jeune, avec beaucoup d’étudiants. Beaucoup de gens venus ici chercher un mode de vie unique. Une ouverture d’esprit, une acceptante de l’autre difficile à trouver ailleurs. Et c’est vrai qu’Eugène est unique en son genre, même si le lien de parenté avec Portland est indéniable. On y retrouve le même grain de folie, les mêmes gens y recherchant les mêmes choses. Mais à Eugène, avec beaucoup moins d’habitants, et proportionnellement plus d’étudiants, être marginal pourrait sembler être la norme… si tout le monde vivait dans la même marginalité…
La soirée s’est terminée à une douzaine de personnes, à boire une bière. J’ai découvert une IPA magnifique, avant de m’en faire payer une autre par une danoise installée à Eugène depuis huit ans. Elle même a vu dans mon morceau de flûte une bénédiction pour la suite de la soirée. Et elle aime la façon dont j’en parle. En disant « elle ». La soirée se terminera après qu’un clown sympathique mais cherchant un sens à sa vie m’ai payé une stout bien agréable aussi. Même s’il faut bien le dire, l’Oregon, c’est le pays de l’IPA avant tout.
Denise m’a alors raccompagné chez elle, où m’attendait un canapé des plus confortables. La journée, comme si souvent, a été longue et intense. Et je m’endormirais sans problème, attendant « demain samedi » avec impatience…
Comme je l’expliquais il y a quatre ans de cela, le « saturday market » d’Eugène est le premier (historiquement parlant) marché du genre aux États-Unis. En plus du marché ordinaire vendant des fruits et légumes (une partie bio, une partie non bio), et des stands de nourriture, une place importante est faite aux artistes et artisans locaux. Et on parle bien là de personnes vendant une production locale et non des bibelots fabriqués en Chine, comme c’est souvent le cas. Oui, il y a quand même un peu la même ambiance entre le marché de la Croix Rousse du samedi. En remplaçant une bonne partie des bobos par des vagabonds…
Je me suis promené dans les étales, le sourire aux lèvres. Redécouvrant cet atmosphère qui m’avait tant plu quatre ans au paravent. Avec l’impression que rien n’a changé. Il y a toujours quelques musiciens qui font la manche, pendant qu’au milieu des étales de nourriture, un groupe de musique assure l’ambiance sur une petite scène permanente. Le coin des joueurs de tam-tams est toujours là aussi. Ils sont une dizaine à jouer, une trentaine à écouter. Un nuage de fumée à l’odeur caractéristique recouvre les lieux… oui, rien a changé. Enfin presque… je fais le tour deux fois de suite, mais le facteur de flûte n’est pas là. J’ai un petit pincement de regrets. J’aurais aimé lui dire que j’avais toujours sa flûte et que je l’aime toujours autant. J’aurais aimé regarder pour peut être lui acheter une petite soeur… mais ça n’est pas plus grave que ça.
Histoire de compléter mon petit pèlerinage eugénois, je me suis ensuite rendu jusqu’au Beer Garder de la Ninkasi Brewery. Mon premier coup de coeur brassicole en Oregon. Et c’est en me dirigeant vers la brasserie que j’ai enfin trouvé la réponse à une question que l’on m’a posé plusieurs fois. « Quel est l’objectif de ton voyage » ? En fait, si on m’a souvent posé la question, elle impliquait souvent une destination. « Où vas-tu ? ». Le plus simple pour moi était alors de répondre « en Oregon ». Sachant qu’il y avait beaucoup d’endroits où je voulais retourner en Oregon. L’objectif de mon voyage n’était pas de me rendre à un endroit particulier. C’était (c’est toujours) de trouver des idées et des lieux pour la suite de mon livre, mais ça restait secondaire. Je ressentais au fond de moi qu’il y avait une raison principale à tout cela.
Mon voyage a bord du Pourquoi Pas ? a bouleversé beaucoup de choses dans ma vie. Il m’a lancé sur une voie que j’ai envie d’explorer désormais jusqu’au bout. Il a été le déclencheur d’un projet qui me suit depuis plus de quatre ans maintenant. Oui… plus de quatre ans, déjà, que j’ai commencé la rédaction de « À Vancouver, tourne à gauche ». Un projet qui me tient énormément à coeur. Qui a évolué vers une trilogie, dont je suis fier… et que j’ai aujourd’hui envie de terminer. Après quatre ans, j’ai l’impression d’avoir laissé beaucoup de moi en Oregon. Les livres me renvoyant sans cesse à ce voyage. Il me fallait tourner la page. Il me fallait retourner en Oregon, dans ces lieux qui m’ont tant marqué, pour créer une rupture avec le Pourquoi Pas ?. Revoir les lieux avec mes yeux d’aujourd’hui. Oui, tout cela me permet de tourner la page, de faire un pas en avant, de me préparer à enchaîner avec les prochains projets, les prochains rêves. Il ne me restera plus qu’à retourner à Portland. Et puis aux sources chaudes d’Umquat, évidemment…
Assis à la terrasse du Ninkasi, chauffée par le soleil, cinq petits verres de bière devant moi. Je lis tranquillement. Savoir clairement ce que je veux, ce que je suis venu hercher ici, va me simplifier sans aucun doute la suite de cette aventure. Je sais que demain je prends le bus.
Et ce soir, je rejoins Denise, pour une soirée « danse du ventre ». C’est elle qui m’en a parlé plus tôt, la veille. En règle générale, n’étant pas forcément un grand fan de musique orientale, je ne suis pas un grand fan de danse du ventre non plus. Mais Denise semblait bien intéressée, et je trouvais plus sympa de passer la soirée avec elle que d’errer seul de mon côté.
Je l’ai donc retrouvée à l’entrée de « Cozmic Pizza », une pizzeria qui semble être spécialisée dans l’organisation d’événement en tout genre. En voyant les nombreux costumes, j’ai assez vite compris que ça ne pouvait pas être une soirée « danse du ventre » ordinaire. Quand le présentateur est monté sur scène avec un masque de Star Trek, je me suis dit qu’en effet, il devait y avoir quelque chose en plus. Oui. Simplement le thème de la soirée : « science fiction ».
Je ne suis pas forcément un grand fan de danse du ventre… je confirme que c’est la faute de la musique. Parce que la Princesse Leïa, qui danse sur une alternance de musique de Star Wars (Cantina) et du Dubstep, ça a quand même un charme. Tout comme la fille qui danse sur la musique de Star Trek. Ou cette autre, habillée toute en bleue, comme Plava Laguna, et qui danse sur la musique du cinquième élément… et puis aussi ce chanteur qui, avec sa guitare, nous explique que l’espace c’est vraiment très grand (plus qu’un éléphant !), ou encore que c’est difficile de savoir que dans un univers parallèle il y a un « lui » qui est tellement parfait, qui fait toujours tout mieux que lui, que ça lui coupe toute envie de faire des efforts. Ou ces écrivains, qui viennent lire des extraits de leurs derniers livres… l’ambiance est tout simplement hallucinante, avec cette impression sûre et certaine d’être arrivé dans un univers parallèle. « So Eugene », comme commentera Denise à la fin de la soirée. Et elle a raison. S’il existe un autre endroit dans le monde (en dehors de Portland et Montréal, sans doute, peut être aussi de Melbourne, mais là je doute plus) où il y a des soirées « danse du ventre et science fiction » où la princesse Leïa danse sur du Dubstep, merci de laisser les adresses en commentaire : il faut que j’aille jeter un oeil !
La soirée terminée, nous rentrerons chez Denise. Nous ne veillerons pas. Demain matin, elle doit me déposer au terminus de bus à 7h45. Ça fait quand même un peu tôt…
Mon séjour à Eugène, comme les précédents, aura été relativement court. Et comme les précédents, il aura été particulièrement intenses et intéressants. Évidemment, j’aurais eu plaisir à rester plus longtemps. Si j’aile temps, je m’arrêterais à Eugène à nouveau. Mais ma liste de choses à faire est toujours loin d’être vide…
— Et oui, il y a eu une vidéo de l’événement !
Ton portrait de la ville fait bien évidemment envie…
Envie aussi de créer d’autres lieux du même genre, mais là, bien sûr, la démarche n’est pas évidente. Trop de morosité ambiante dans nos contrées !
Ne désespère pas, La Feuille! Ce que tu as fait chez toi est déjà très beau!