On est de retour au van, où l’on s’installe cinq minutes pour discuter. Je suis sur le fauteuil passager, tourné vers l’arrière, la porte fermée. Virginie est assise à l’arrière, la porte ouverte. Un gars passe juste à côté du van et lance un « Pourquoi Pas ? », invitation très claire à commencer la discussion. J’ouvre la porte pour lui dire bonjour. Il me regarde. « On se connaît ». La phrase que je déteste. Il est très clairement québécois, très clairement francophone. Mais j’ai juste aucune mémoire des visages. Alors reconnaître quelqu’un au beau milieu des rocheuses, je vois juste pas comment y arriver. J’essaie, sans succès. Il sait que je suis de Montréal ; il décide à faire durer le jeu, de voir si je suis capable de le replacer. Un indice de temps en temps, mais c’est tout. On passe un bon moment à discuter tout les trois. Il est sympa, mais en même temps, il y a quelque chose qui me met mal à l’aise. Incapable de dire quoi. On en parlera avec Virginie le lendemain pour découvrir qu’on partage exactement les mêmes impressions. Il pourrait être tout à fait normal. Son jeu d’essayer de me laisser le replacer peut être tout à fait anodin, mais me laisse perplexe. Son visage, pourtant, me donne l’impression que je l’ai en effet peut être déjà vu.
On échange sur pas mal de sujets, notamment nos voyages en cours. Ce que l’on fait ici, pourquoi… malgré la petite appréhension, je le trouve sympa. Et je me dis que passer la soirée avec lui pourrait être agréable. Je pose une ou deux questions anodines ; il fait du camping, ce qui est parfait. Étrangement, je n’aurais pas envie qu’il dorme dans le van alors que je serais prêt à passer la soirée avec lui. J’hésite un peu ; théoriquement, je devrais consulter Virginie avant de proposer, mais je vois pas comment lui demander son avis… je prends donc une chance et lui propose de passer la soirée avec nous. Lui va vers le sud, nous vers le nord, mais si on trouve un emplacement discret, pas loin, ça pourrait le faire. Je regarde Virginie après avoir posé la question, ne voit aucun mouvement de panique, aucune tentative de me faire changer d’avis. Steve, puisque c’est son nom, accepte l’invitation. Par curiosité, je lui demande où est sa voiture. Car sur le parking, il n’y a plus qu’un gros camion blanc pas de remorques, et une vieille voiture un peu délabrée. Mon petit doigt me fait penser qu’il se déplace en camion. Il confirme. Sa tente est pas mal plus grosse que la notre ! Je me dis que ça peut être être un peu difficile de trouver un petit chemin tranquille, mais il n’a pas l’air de s’en faire. Comme il n’a pas vu le canyon, et qu’on lui a dit que ça valait la peine, il demande si ça nous tente de le refaire rapidement. Je décide d’accepter, histoire de pouvoir parler un peu plus avec lui, me sentir plus à l’aise. L’ambiguïté de ce que je ressens me perturbe énormément. D’habitude, j’arrive à me faire assez rapidement une première idée générale. Je suis déstabilisé par cette impossibilité.
On refait la balade, donc, beaucoup plus rapidement. En une vingtaine de minutes. Il est toujours aussi agréable de discuter avec lui, mais il n’arrive toujours pas à me convaincre. Je lui pose quelques questions, histoire de réussir à le replacer. Il continue à jouer à me donner des indices, très légers, sans conséquence. On se connaît grâce à une personne que ni lui, ni moi, ne connaissons vraiment, mais couchsurfing a à voir là dedans. On ne s’est vu qu’une seule fois, à la mi saison (le printemps ou l’automne, lui même ne le sait plus) ; c’était dans le centre ville, à l’extérieur. Tout cela ne m’aide pas.
De retour au van, et au camion, on commence à discuter de la démarche à suivre pour trouver un endroit sympa où s’installer pour la nuit. Du coin de la tête, j’indique le petit chemin qui s’éloigne du parking principal, avec le panneau « camping interdit » à l’entrée. « Dommage qu’on ne puisse pas camper ». On se regarde, on regarde le panneau. Il est vraiment petit, discret. Le petit chemin va vers un deuxième parking, caché depuis la route. Si on se parque là, on ne sera pas visible pendant la nuit. De jour, on ne sera visible que depuis le parking. Ça semble plutôt parfait. Dans le pire des cas, si un garde nous repère, on s’excusera disant que, de nuit, on n’avait pas vu le tout petit panneau.
On a donc juste 100 mètres à faire, ce qui convient parfaitement à tous. Virginie a même le droit à une promenade en camion. On rigole à plusieurs reprises avec Steve sur le fait qu’on ne le connaît pas, et qu’il pourrait très bien être un fou psychopathe. Après tout, comme je lui ai dit en rigolant -et pourtant en le pensant un peu en même temps- il aurait très bien pu prendre une chance en disant que je venais de Montréal. Il m’a expliqué que les camions sont barrés à 105 kilomètres heures, au Québec, pour des raisons de sécurité. Je lui dis donc, toujours sur le ton de la plaisanterie (et en ne le pensant pas vraiment cette fois) que ça ne sert à rien qu’il essaie d’enlever Virginie, le van montant à 110.
On gare les deux véhicules côte à côte, 100 mètres plus loin. Il nous offre une petite visite de sa maison à lui. C’est franchement grand et impressionnant à l’intérieur. Là aussi, tout est optimisé pour économiser la place. Mais de la place, il en a sans doute au moins autant que nous. Et puis lui peut se tenir debout à peu prêt partout. Il m’explique un peu les 13 vitesses du camion. On jase un peu technique. J’ai toujours un restant de passion pour les camions qui n’est jamais parti. Et puis après tout, chauffeur routier en Amérique du Nord, ça fait parti des métiers que j’aimerais faire. Pendant six mois. Pas plus. Comme pilote de train. Par contre, il n’a ni cuisinière ni eau courante. Et les fauteuils ne se retournent pas. On se retrouvent donc tout les trois dans le van, autour d’un plat de pâtes aux tomates, que l’on dévore avec plaisir. Il ne boit pas d’alcool ; ça ne nous empêchera pas, avec Virginie, de nous faire une tite vodka pomme en accompagnement. Et puis un petit morceau de fudge de Mackinac en désert, ça ne se refuse pas. Il ne m’en reste plus beaucoup, mais j’en ai encore un peu. Plaisir sans cesse renouveler. Un vrai délice. Il mérite largement sa réputation.
On discute jusque tard dans la nuit ; et puis à un moment, dans la soirée, mes deux neurones se connectent enfin. J’ai toujours adoré ce sentiment de savoir que la mémoire travaille en tache de fond, pendant que le cerveau continue à fonctionner normalement. J’imagine tout les neurones paniqués, courant à toute vitesse, dans tout les sens, essayant de retracer l’information. Je sors soudain « on a tout les deux accompagné Chelsea, une couchsurfeuse américaine qui cherchait quelqu’un pour lui faire découvrir Montréal. C’était au métro Mc Gill, on a mangé ensemble là bas, puis vous êtes partis de votre côté ». Bingo ! Mon ordi se rappelle de tout. J’ajoute donc : « c’était le 6 mars 2010 ».
Une partie de moi se trouve rassurée. Ce n’était pas du bluff ; il était exactement ce qu’il prétend. Je suis tout simplement impressionné qu’il m’ait reconnu, alors que l’on a passé juste quelques heures ensemble. Mais maintenant que je l’ai replacé, je reconnais son visage sans le moindre problème. Je me souviens même que, quand je l’avais vu à Montréal, il ne m’avait pas vraiment inspiré confiance. Comme quoi ! Certaines impressions ne changent pas. Il n’en reste pas moins que croiser dans un parking du parc Kootenay un montréalais que je n’ai vu que quelques heures… ça ne fait que confirmer une fois de plus la micropetitesse du monde.
Et puis finalement, on décide de se coucher. Il rebondit pourtant sur une remarque pour prolonger un peu la discussion encore, donnant l’impression qu’il n’a pas souvent l’occasion de rencontrer du monde et de discuter. Pour être routier, après tout, il faut quand même pas mal aimer la solitude !
On discute encore un petit dix minutes avec Virginie, histoire de réviser nos plans. Finalement, on n’aura même pas traversé le parc Kootenay. C’est la beauté des rencontres imprévues, et de voyager en prenant son temps. On se couche finalement, Pourquoi Pas ? tranquillement à l’abris du gros camion blanc.